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Imprimerie Union

Les Soirées de Paris

L’année 1913 est une date charnière pour l’Imprimerie Union, puisque c’est à ce moment que l’entreprise exécute ses premières impressions pour le milieu artistique. Ce tournant, ou plutôt cette diversification, s’effectue avec la reprise des Soirées de Paris par la baronne d’Oettingen, son frère, Serge Férat, et Guillaume Apollinaire. La revue est créée en février 1912 par André Billy, André Salmon, André Tudesq et René Dalize, qui, désireux de soutenir Apollinaire (affaibli à la suite de quelques affaires, parmi lesquelles le vol des statuettes du Louvre), voulaient lui offrir une tribune littéraire. Mais le projet connaît des difficultés financières, et c’est Apollinaire lui-même qui propose son rachat à André Billy, un an et demi après le lancement de la revue, aidé en cela par la fortune de ses deux amis russes, la baronne d’Oettingen et Serge Férat.

La baronne arrive à Paris avec son frère en 1902. On la connaît comme peintre sous le nom de Edouard Angiboult ; comme écrivain sous celui de Roch Grey ; comme poète sous celui de Léonard Pieux. Elle collabore par ailleurs à de nombreuses revues dont, Nord-Sud, L’Esprit Nouveau, La Vie des lettres. Elle doit aussi sa célébrité au salon qu’elle anime puisqu’elle reçoit au 229 Boulevard Raspail, beaucoup d’artistes et d’écrivains de toutes nationalités : des russes, tels Chagall, Exter, Survage, Archipenko, Sonia-Terk, Larionov, Gontcharova, Baranoff-Rossiné ; mais aussi Picasso, Soffici, Modigliani, Ortiz de Zarate, Pierre Albert-Birot, Max Jacob, Cendrars, Salmon, Tzara. Serge Férat, de son vrai nom Serge Yastrebtzov, était quant à lui peintre et poète sous le pseudonyme de Jean Cérusse, contraction de  « ces russes ». Il suit dès son arrivée à Paris les cours de Bouguereau à l’Académie Jullian , expose aux Artistes Français en 1906 puis aux Indépendants en 1914. Rapidement intégré dans l’univers artistique de l’époque, il connaît sa première heure de gloire en 1917 avec la réalisation du décor des Mamelles de Tirésias d’Apollinaire. Serge Férat, et la baronne d’Oettingen surtout, occupent une place de choix dans l’histoire de l’Imprimerie Union. D’une part grâce à l’importance décisive que jouèrent Les Soirées de Paris dans la carrière de l’imprimerie, mais aussi en raison de la grande fidélité de la baronne d’Oettingen : elle est en effet la seule artiste, avec Iliazd, à avoir fait imprimer la totalité de ses livres chez Union 1.

Il est toutefois difficile de déterminer le contexte exact dans lequel la baronne d’Oettingen et Serge Férat connurent les imprimeurs. Peut-être faut-il y voir le simple effet de la notoriété d’Union, l’une des rares imprimeries russes parisiennes de l’époque ; il est possible aussi que le nom de l’imprimerie leur ait été communiqué par des artistes ou bien par un éditeur comme Povolozky qui travaillait déjà avec l’Imprimerie Union. Parmi les proches de l’imprimerie et de la baronne d’Oettingen, il convient aussi de mentionner le nom de Survage qui devint l’amant de celle-ci après qu’Archipenko la lui eut présentée en 1913 ; tandis que Snégaroff fut l’un des tous premiers à collectionner ses œuvres. On les retrouve d’ailleurs tous rassemblés chez Madame Bongard, sœur du couturier Paul Poiret, lors d’une exposition organisée entre le 21 et le 31 janvier 1917 par les membres des Soirées de Paris. Il s’agit de la première exposition importante de Survage. Trente-deux de ses toiles sont présentées, en compagnie de dessins et d’aquarelles d’Irène Lagut. Pour l’occasion un petit feuillet de huit pages est imprimé chez Union avec deux préfaces d’Apollinaire et cinq calligrammes.

Mais revenons aux circonstances qui ont vu l’élaboration de la deuxième série des Soirées de Paris. Jean Mollet, alias le Baron Mollet, était le secrétaire d’Apollinaire et le gérant des Soirées de Paris. Il habitait chez Apollinaire quand Férat se rendit pour la première fois au domicile du poète. Mollet décrit ainsi cette rencontre : « Je vois entrer un jeune homme qui avait l’air charmant ; Guillaume le reçoit à bras ouverts et l’entraîne dans son cabinet de travail où ils restèrent assez longtemps ensemble. Quant il partit, comme d’habitude, il me dit que c’était quelqu’un d’extraordinaire avec qui il allait faire quelque chose de très bien et que je serais dans l’affaire et que je n’aurais pas à le regretter : il a un  drôle de nom, me dit-il, il s’appelle M. le Hibou. Il revint quelques temps après et cette fois Apollinaire me dit de rester et me présenta Mr Serge Yastrebzof. Je fus stupéfait, ce nom ne ressemblait guère à celui qu’il m’avait donné ; je lui en fis l’observation mais il me dit qu’en russe ce nom voulait dire hibou » 2. Mollet apporte aussi quelques précisions sur son rôle dans la revue : « Cette publication s’appelait Les Soirées de Paris et Serge devait en fournir les fonds. Bien entendu, j’étais encore gérant et je devais m’occuper des relations entre l’imprimeur et les auteurs, des articles et de la distribution chez les libraires ».

La reprise de la revue s’effectua le 1er novembre 1913 ; elle fut rachetée, ainsi que nous l’apprend André Billy, 200 Francs par Férat 3. S’il est bien établi que la reprise s’amorce avec le n° 18 du 15 novembre 1913, il y a un détail relatif à cette reprise qui mérite d’être signalé. La feuille 1 des registres 1912-1927 contient une mention faisant état d’une lettre datant du 20 avril 1913 adressée par Volf Chalit à Férat au sujet d’un devis pour Les Soirées de Paris. Cette lettre permet de conclure que Férat, la baronne et Apollinaire prévoyaient déjà de reprendre la revue avant même que le dernier numéro de la première série n’ait paru. Et tous les trois étaient d’autant plus impatients de posséder leur revue qu’ils nourrissaient chacun des desseins particuliers. Dans son élan protecteur, Férat voulait, ainsi que l’avaient voulu Billy, Tudesq et les collaborateurs des Soirées de Paris un an et demi plus tôt pour Apollinaire, offrir à la baronne une tribune littéraire dans laquelle elle pourrait publier ses propres nouvelles et poèmes – d’après Mollet : « Serge n’était que le porte-parole de sa sœur la baronne d’Oettingen qui était la véritable animatrice, directrice et commanditaire de la revue ». Apollinaire, qui subissait alors les reproches de ses premiers collaborateurs à cause de sa défense du cubisme, attendait quant à lui le moment où il pourrait s’exprimer librement. Il prit ainsi la direction littéraire de la revue et Férat se chargea de la direction artistique. La baronne d’Oettingen éclaire quelques épisodes de cette période : « immédiatement [après la parution du premier numéro] le chiffre des abonnés tomba de 40 à 1 seul, par contre la correspondance devint volumineuse, grossie par des lettres d’injures. Presque simultanément, les demandes de spécimens affluaient de toutes parts » ; « régulièrement, [Apollinaire] composait le numéro chez lui. Avant de livrer les manuscrits à l’imprimeur, il les portait dans l’atelier de Serge Férat, au 228, Boulevard Raspail, où quelquefois éclataient des discussions orageuses qui duraient des nuits entières » 4.

 Cette deuxième série se démarque énergiquement de la première, de conception plus classique. Elle double de volume et passe de trente à cinquante, soixante pages par numéro. Elle est également plus attrayante, grâce à une couverture couleur brique, et à de nombreuses illustrations en plus des poèmes et des textes théoriques. Elle devait être instructive, polémique, poétique et animée grâce à une pagination remaniée, plus aérée. En somme, Apollinaire, Férat et la baronne d’Oettingen relèvent le défi de créer la première revue d’art moderne. C’est dans cet horizon que les idéogrammes d’Apollinaire paraissent dans la revue ; le tout premier est Lettre-Océan qui figure dans le n° 25 du 15 juin 1914 5, comme il devait paraître par ailleurs dans l’ouvrage Et moi aussi je suis peintre.

 Par ailleurs, Les Soirées de Paris proposent un large aperçu de la création de l’époque. Dans l’ordre de parution : trois reproductions d’oeuvres de Picasso (n°18), une de Laurencin, de Matisse, de Metzinger, de Gleizes et de Bruce (n°19), cinq de Derain (n°21), six de Picabia dont deux en couleur imprimées par Deberque (n°22), huit de Braque (n°23), sept de Matisse (n°24), quatre d’Archipenko (n°25) et treize de Vlaminck, Léger et Marius de Zayas dans le numéro double 26 et 27 de Juillet-août 1914 6. Nous ne connaissons le nombre de tirages que pour les n° 21 (février 1914), 23 (avril 1914) et 24 (mai 1914) : 1025 exemplaires par numéro, chacun coûtant la somme approximative de 325 francs. Mille exemplaires de huit pages étaient tirés sur papier bouffant, auxquels s’ajoutent les clichés tirés à part sur papier couché, et 25 exemplaires sur papier Hollande. Nous ne connaissons pas non plus les détails du contrat qui lie l’imprimeur à ses clients, mis à part le fait que Chalit s’engage en février 1914 « à imprimer 200 exemplaires ou 100 exemplaires (quatre feuilles) gratuitement sur n’importe quel numéro ».

 Les Soirées de Paris devinrent une  référence en matière de revue d’art en France ; mais leur notoriété s’étendant bien au-delà de l’hexagone, elles léguèrent en fait à l’imprimerie Union une renommée internationale qui drainera rapidement vers elle une nouvelle clientèle.



  1. Citons entre autres les trois livres édités par Stock Delamain Boutelleau. En 1926, Le château de l’étang rouge contenant un bois de Survage, en 1928, L’Age de fer, et en 1929, Billet circulaire n°89    

  2. Mollet, Jean, Les Mémoires du Baron Mollet, Gallimard, Paris, 1963    

  3. Billy, André, Apollinaire, Edition Pierre Seghers, Collection Poètes d’aujourd’hui, 3ème réédition, 1970.    

  4. L’Ecole de Paris, 1904-1929, la part de l’Autre. Exposition du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, du 30 novembre au 12 mars 2001, Edition des musées de la Ville de Paris, 2000, Paris.    

  5. Apollinaire ne créera que plus tard le mot « calligramme », In Et moi aussi je suis peintre d’Apollinaire. Idéogrammes lyriques et coloriés par Manuel Vivsà. Présentation de Michel Décaudin, Daniel Grojnowski, Edition Sébastien Gryphe, Paris, 1987, p. 9.    

  6. Le sentiment et l’attitude d’Ossip Zadkine sont à ce titre révélateurs du pouvoir iconographique de la publication : « Dans la revue des Soirées, je voyais des œuvres de Braque et de Picasso, des articles de Roch Grey, de Madame d’Oettingen, de Cendrars aussi et d’Alfred Jarry dont je n’avais encore rien lu, de Max Jacob également… Je commençais alors à chercher dans la glaise des formes « autres » », Le maillet et le ciseau – Souvenirs de ma vie, Albin Michel, Paris, 1968, p. 79.